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CRITIQUES ET POINTS DE VUE
ARTS PREMIERS ET ART CONTEMPORAIN >> Critique
Les maîtres du désordre, Musée du Quai Branly - du 11/04 au 29/07/2012
La beauté du désordre le 26/06/2012, par Céline Settimelli
Cette exposition très réussie mêle admirablement le beau et le sensé, le sensible et l’intelligible. Parvenant à jongler avec le temps et l’espace sans les gommer - créant des ponts analytiques et iconographiques entres les cultures - elle nous propose une mise en regard du patrimoine matériel et immatériel sacré dont l’ethnologie est l’interprète et de l’art contemporain profane (dont souvent l’ancrage géographique n’est pas valorisé). Les lectures sociologiques, historiques, mythologiques et artistiques de la perception qu’ont les Hommes des désordres du monde sont autant de clés d’analyse qui dialoguent et font sens. Souvent ennuyée – l’alignement de vingt cuillères en bois ni ne m’éblouit ni, sans documentaire, ne me renseigne – voire dérangée par l’accumulation d’objets ethnologiques qui sentent le trésor de guerre, j’ai été cette fois subjuguée par les objets exposés que mettent en valeur non seulement une scénographie intelligente mais également un raisonnement éclairé et une mise en perspective avec des œuvres d’art contemporain, à qui, au contraire, on reproche parfois l’aspect ludique ou l’inanité apparente. L’équilibre se fait merveilleusement. Et l’on traverse les étapes d’une pensée sur la quête de sens de ce « monstre-monde », on rencontre les réactions mystiques et profanes de l’Homme face au chaos ou à l’infortune, on chemine dans ce « projet inhabituellement subjectif », clé peut-être de sa beauté.
Articulée en 3 grandes sections (l’ordre imparfait, la maîtrise du désordre et la catharsis), l’exposition est éclairante sans être didactique. Toutes les œuvres s’éclairent subtilement.
Introduite par une œuvre de Thomas Hirschhorn « Outgrowth » où des globes terrestres commotionnés sont présentés en regard d’image de désastres humains ou naturels, la première partie est constituée d’œuvres représentant les forces occultes du chaos, les démons et divinités malfaisantes qui empêchent le monde d’être le paradis. Paradoxalement, tous ces êtres versatiles sont également des puissances qui protègent ou réparent, selon leurs humeurs. La dialectique du sacré existe partout, de tout temps semble-t-il.
Les forces perturbatrices réifiées viennent du monde entier : Statuette d’Exu brésilienne (figure de dieu vaudou reprise par Jean-Michel Basquiat), masques balinais de démons, masques tomanik faiseur de vent d’Alaska, poupée brésilienne en cire coiffée de plumes, déesse égyptienne de la mort Sekhmet, statut d’Orphée, etc.
Dans la seconde partie, les intercesseurs – sorciers vaudous et chamanes – sont les maîtres du désordre dans la mesure où leurs pratiques (les rites notamment) leur permettent de communiquer avec les forces du chaos et de négocier les conditions d’un retour à l’ordre (guérison, fertilité des sols et des femmes, protection, abondance, etc.).
La mise en perspective des chamanes, qui négocient avec les forces occultes pour rendre leur bout de monde moins bordélique ou moins douloureux avec l’artiste moderne et contemporain qui produit des reflets du réel, illustre peut-être le désenchantent du monde. Dans les cultures chamaniques, le désordre viendrait des forces malfaisantes. Mais dans le monde des artistes contemporains, nul besoin de démons pour générer du désordre. Et l’artiste, Socrate contemporain, ne fait que dénoncer le désordre destructeur créé par l’homme lui-même en espérant qu’il en prenne conscience.
Au cœur du dispositif trône « l’Arbre Chamane » (terme emprunté aux pratiques sibériennes mais qui aurait pu être l’écho du ‘banian’ sud asiatique) dont les 14 branches soutiennent des écrans où des intercesseurs contemporains - que l’on écoute dans un combiné téléphonique - racontent leurs visions du monde et leurs moyens d’action. Après avoir vu des amulettes protectrices, des parures de chamanes en plumes, en peau, en fibres végétales, des masques, des gravures de figures tutélaires, etc., c’est un beau moment d’écoute de l’étrange, d’étonnement devant la persistance de ces croyances et de ces pratiques qui restent vivaces sur tous les continents. J’ai été émue par cette révélation à la fois naïve et cynique de Sam Begay, medecine-man navajo : le prix à payer pour que s’effectue quotidiennement la trajectoire du soleil sont les morts de chaque journée. Oui, le vingtième siècle est multiple. Il n’est pas que modernisation et mondialisation. Et c’est beau, et heureux.
Évidemment, l’histoire de l’art est traversée par la mythologie, les cultures du mystique, les pratiques quotidiennes du sacré ; de Picasso à Jean-Michel Basquiat, de Joseph Beuys à Annette Messager - pour ne citer que ceux qui sont exposés au Quai Branly, les artistes se sont intéressés à cette création de sens face à l’insupportable aléatoire, à l’insoutenable légèreté du monde.
L’artiste peut également être vu comme un intercesseur clownesque, ces figures mythologiques qui peuvent tout se permettre – du blasphème à l’indécence – mais restent vénérés car « celui qui consomme l’innommable peut dire l’indicible ». Comme le dit le directeur du Musée du Quai Branly, « ces artistes rendent lisibles, dans un langage contemporain, des thèmes constitutifs de la conscience humaine ».
Cela fait sens. Et de très belles installations jalonnent l’exposition.
Souvent cité, le jardin d’addiction de Christophe Berdaguer et Marie Péjus est un magnifique entrelacs de verre où les tiges méandreuses se terminent par des fioles dardées remplies de liquides colorés qui seraient les parfums, imperceptibles, de différentes drogues. Évoquant les substances psychotropes utilisées par les « hommes limites » pour accéder à d’autres régions de l’être et du monde, cette impressionnante sculpture évoque également une couronne d’épines géante ou un nid de serpents.
Évoquons également la très poétique sculpture de Julien Salaud, le « Chant des Ourses ». Ce portrait d’Orphée en bas reliefs fait de fils tendus par des clous éclairés par une lumière noire qui lui donne un aspect magique et agrémenté d’un crâne de pigeon – puisque Orphée est un passeur entre le monde des morts et celui des vivants, puisqu’il charmait la faune et la flore - illustre ici à la fois les frontières que peuvent être ces fils qui semblent relier des points d’acupuncture et une constellation. Un portrait d’homme, une image céleste.
Mais aussi les très beaux masques carnavalesques en céramique émaillée de Cameron Jamie, suspendus au plafond et qui semblent surgir du ciel pour nous happer ou nous dire un horrible secret, sont des échos ou des réminiscences des masques sacrés vus tout au long de cette visite des cultures chamaniques du monde.
Ou encore l’installation d’Annette Messager, qui par ailleurs utilise des poupées rappelant la pratique vaudou, où les membres dessinés d’un corps imaginaire sont reliés par des fils rouges comme autant de veines qui permettent la vie malgré tout. De loin, ce corps chaotique est araignée. « En balance » fait écho à une statuette sri-lankaise effrayante, monstre dévorant les entrailles d’une femme, figure exorcisant ce qu’elle représente et protégeant par là les femmes enceintes.
Citons encore, Chloé Pienne, qui reprend le thème de "l’ensauvagement" nécessaire de l’intercesseur dans une vidéo déroutante ou la chorégraphe Anna Halprin avec sa performance « Dancing my cancer » qui se réapproprie les méthodes d’exorcisme et de transe pour soigner son propre corps et expulser cette force morbide qui la rend malade. Citons également le travail photographique de Myriam Mihindou, dont le procédé de développement en négatif renforce l’impression de faire apparaître l’invisible, et rend réelles ces figures spectrales haïtiennes.
Des artistes contemporains clôturent l’exposition et sa dernière partie - où l’Homme décide lui-même de renverser l’ordre établi - en un carnaval de couleurs, de formes grotesques, de figures d’Arcimboldo. C’est une ode au bordel profane, à la transgression esthétique, au moche aussi qui par opposition fait prendre conscience du beau, comme l’art déceptif questionne les attentes capricieuses de celui qui regarde. Commissariat d’exposition : Jean de Loisy Projet scénographique : l’agence Jakob+MacFarlane 350 objets ethnologiques // 20 œuvres d’artistes modernes et contemporains Catalogue : 50€ ARTS VISUELS >> Point de vue
«La Force de l’art 02» : C. au pays des merveilles Le 26/04/09, par Céline SETTIMELLI Les grandes messes de l’art contemporain me laissent assez systématiquement le même goût de satisfaction coupable dans la bouche ; un peu comme si j’étais allée à Disneyland en lisant sur le trajet « Surveiller et punir » de Michel Foucault. Un événement d’art contemporain se doit de présenter aujourd’hui des œuvres ludiques et contestataires à la fois. C’est une sorte de parc d’attraction à thème pour nous, les « bobos cultureux. » J’avoue en être friande, même si j’en retire des sentiments contradictoires : le premier est un sentiment de jouissance et d’éblouissement face à la beauté de certaines pièces et à la force intrinsèque de l’art ; le second est un sentiment de tristesse et de confusion… j’ai l’impression d’être à côté de la plaque, de me laisser entraîner à aimer des objets factices et brillants. La Force de l’Art 02 est une exposition équilibrée : quelques photographies mais pas trop, sans doute parce que le format n’est pas très amusant, des installations monumentales et interactives (« International Kebab » de Wang Du) ou pas, quelques pièces bling bling et d’autres plus complexes et moins tape à l’œil, de belles œuvres (j’ai beaucoup aimé la pièce d’Anita Molinero et « Le Triomphe de la neige » du Gentil Garçon) et d’autres plus intellectuelles, des œuvres minimalistes et d’autres dénonciatrices (« Les agitateurs » de Philippe Mayaux), des univers oniriques ou désabusés d’artistes recréés dans des salles plus ou moins confinées (Michel Blazy, Fabien Verschaere, Xavier Boussiron & Arnaud Labelle-Rojoux), quasiment pas de peinture, peu de vidéos. Bref, surtout des installations impressionnantes. C’est une exposition réussie je crois, bien que les messages des œuvres se perdent parfois un peu dans leur forme - ou l’inverse - et que je sois prise, au beau milieu de toute cette force d’un sentiment de confusion : l’art est-il sensé redonner du sens au réel ? Ou le contraire ? J’ai subitement l’impression que cette multitude de messages visuels et narratifs ajoute à ma confusion celle des artistes, superpose à mon doute celui de chacun d’entre eux. Bien que des cartels plus ou moins bien rédigés et de gentilles animatrices arpentant toute la Nef à la recherche d’un client tentent d’expliquer et de recontextualiser les projets et les démarches artistiques, j’ai l’impression que cet amas de bouts de réel détourné, interprété, personnalisé ne regorge que d’inanité que l’on tente de m’expliquer (avec succès) et que charabia visuel et déclaratif est générateur de désarroi plus que de questionnements. Peut-être me direz-vous que c’est là le propre de l’art que de désorienter, que c’est justement son rôle et que cette déstabilisation est saine. Qu’il en soit ainsi. Nous partageons visiblement le point de vue d’Annie Fletcher et d’Otto Berchem, artistes hollandais à l’origine du fanzine “OCD” qui posent l’équation suivante : “Art : obsessive compulsive disorder.” J’accepte. N’empêche que j’ai l’impression d’évoluer dans un jeu vidéo à chaque nouvelle exposition. Taxée lors de la première édition « d’art officiel » parce qu’émanation directe du Ministère de la Culture, la Force de l’Art présente les mêmes artistes que les galeries parisiennes qui vendent, que les biennales internationales, que les expositions au Palais de Tokyo, etc. Je me suis souvent interrogée sur le rôle sociétal de l’art contemporain ; l’art contemporain n’est-il pas l’instrument d’une fausse subversion ? D’une critique sociale permise, et souvent même financée par l’Etat? Il est difficile de savoir à quel point une société (et non pas seulement son Etat) instrumentalise inconsciemment l’art pour canaliser des critiques sociales, qui, exprimées de la sorte, ne mettent pas en danger l’ordre social. Je ne dis pas que l’art contemporain est réactionnaire, puisqu’il est bien souvent contestataire de l’ordre établi et dénonce les tares de nos sociétés de consommation (mondialisation, perte de repères identitaires, pauvreté, etc.) Je me demande juste si cette critique douce ne nous rassure pas… et je me demande parfois si le Pouvoir n’a pas compris ce rôle de l’art contemporain. Est-ce que trop d’explication tue l’explication ? D’une volonté réelle « d’initier à l’art contemporain […] tous les publics [pour qu’ils comprennent] les enjeux de l’art contemporain, les questions qu’il pose à la société actuelle, et aussi les réponses qu’il propose […] » (profession de foi du Ministère de la Culture sur son site Internet http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/conferen/albanel/artforcedelart09.html), il émane une forme de désenchantement de l’œuvre d’art et une course à l’explication qui m’ont semblé néfaste à l’émotion. « I’m sorry David, but if a work of art needs an explanation next to it then I really shouldn’t be looking at it, I sould be reading at it » écrivait Craig Bell, artiste hollandais, dans le fanzine “OCD” en 2004. Je partage cette opinion et pourtant je suis toujours heureuse de comprendre le sens d’une œuvre en lisant le cartel ou le livret d’une exposition. Je partage cette opinion et pourtant je me demande si opposer l’émotion à la compréhension, l’appréhension visuelle d’une œuvre à la lecture de son explication n’est pas un mythe construit par les initiés pour démystifier le plaisir du novice.
Une dernière remarque sur la scénographie : l’architecte Philippe Rahm est à l’origine de cette boîte dans la boîte : la Nef n’apporte ‘que’ sa magnifique lumière et sa beauté majestueuse à cette expo dont la scénographie est quasiment indépendante du lieu qui l’accueille. La déambulation est agréable dans ce white cube artificiel naturellement éclairé, mais la déconnexion entre l’exposition et son écrin m’a semblé dommage. «La Force de l’art 02», triennale d’art contemporain, du 24 avril au 1er juin 2009, Nef du Grand Palais, Paris, France Commissariat d’exposition : Jean-Yves Jouannais, Didier Ottinger et Jean-Louis Froment
Mise en espace : Philippe Rahm (architecte) Nombre d’artistes exposants : 43 artistes (pour 33 projets) Budget : 4 millions d’euros, subventionné aux ¾ par le ministère de la Culture ARTS VISUELS >> Point de vue
Le tag au Grand Palais – Collection Gallizia / 2009 Le 04/05/09, par Céline SETTIMELLI C’est l’histoire d’un homme riche et fou, d’un architecte qui aime et collectionne le graffiti, d’un homme qui construit des villes tout en aimant ceux qui l’habillent et parfois, avouons-le, la dégradent, d’un homme qui a mis ses ambitions et ses relations au profit d’un art encore peu reconnu en tant que tel. Alain-Dominique Gallizia propose dans une salle encore non-réhabilitée du Grand Palais des toiles de grapheurs effectuées par plusieurs générations d’artistes majoritairement américains et européens (et quasiment exclusivement masculins, cela va de soi) ayant répondu à sa commande en réalisant chacun un diptyque selon le principe suivant : d’un côté la signature (un tag), de l’autre une évocation de l’amour (un graffiti.) La majorité des toiles ont été réalisée dans l’atelier de Boulogne-Bilancourt pendant les deux ans qui ont précédé cette exposition. Même si la commande semble un peu ‘gnan-gnan’ et restrictive en terme de format et de message pour de « l’Art Sauvage », certaines toiles sont très belles, alliant le nom de celui qui peint à la mise en image de sa propre idée de l’Amour. Ces graffitis perdent cependant toutes les spécificités auxquelles j’associais – peut-être à tort - le graffiti. Réalisés sur un support conventionnel (des toiles de 60 x 30 cm), ces œuvres ne décorent plus la ville mais le musée… cet art est-il toujours urbain ? Répondant à une commande précise et formatée et accueilli dans un des écrins les plus prestigieux de Paris (le Grand Palais) cet art est-il toujours sauvage ? Réalisé de plus en plus souvent avec de l’huile au détriment du spray, qu’est-ce qui différencie le graffiti de la peinture ? Mais peut-être que ces questions n’ont pas lieu d’être, peut-être que les définitions que nous proposons lorsqu’un art émerge sont toujours trop restrictives et que l’on a tort de les opposer, car les toiles peintes par des grapheurs sont parfois (pas toujours) très fortes et très belles. Teach, dont la toile n’a pas été exposée mais que j’ai eu le privilège de voir, a même franchi le cap jusqu’à proposer une vraie installation d’art contemporain ; deux boîtes de 60 x 30 cm sont recouvertes de toile blanche de ballons en caoutchouc, avec un bouton rouge à droite (évoquant l’Amour) et à gauche la signature de l’artiste en lettres mécaniques qui s’avancent une à une dans la toile élastique jusqu’à la tendre sans l’éclater, jusqu’à laisser à lire furtivement son nom qui signifient ‘enseigner’. Je laisse libre court à votre imagination pour trouver les multiples interprétations possibles de cette œuvre que j’ai beaucoup aimée. N’empêche qu’il a respecté la commande sans respecter la matière attendue, en refusant que l’on range son œuvre dans la case qui lui était prédestinée. ARTS ET SOCIÉTÉ >> Analyse
Le MNAC de Bucarest : la contribution de l'art contemporain dans la construction de 'l'imaginaire national' roumain
juin 2006, par Céline SETTIMELLI
Le récent Musée National d’Art Contemporain (MNAC) de Bucarest, crée par décret gouvernemental en 2001 et inauguré en 2004, a élu domicile dans l’aile E4 de la Maison du Peuple, initialement prévue pour accueillir les appartements privés de la famille Ceausescu. Il bénéficie d’une surface de 1500 m² (environ 4% de la superficie totale du bâtiment), dont 8000 m² d’espaces d’exposition pensés sur le modèle du ‘white cube’ lui permettant d’accueillir des expositions internationales. Pourtant, le MNAC soulève de nombreuses controverses qui (re)posent la question du rapport entre l’art et la politique, du travail de mémoire quant à un bâtiment symbole de la dictature ainsi que du rôle même d’un musée national d’art contemporain dans un pays qui entend sortir de sa période de transition. En effet, il n’est pas anodin de noter que le Mnac naissait alors que la Roumanie préparait son entrée dans l’UE
Mais revenons un instant sur la genèse du MNAC et ses protagonistes. En 2001, le département d’art contemporain créé en 1994 au sein du Musée National d’Art de Bucarest fusionne avec l’ONDEA pour former l’équipe et la structure juridique du futur MNAC dont Mihai Oroveanu sera le directeur et Ruxandra Balaci la directrice artistique et scientifique. L’aile du Palais du Peuple qui accueillera le Musée étant en travaux, l’équipe commence son travail d’exposition, de réflexion, de construction d’un réseau et d’une image au sein de KML – Kanlinderu MediaLab. KML est conçu comme un laboratoire consacré aux nouveaux médias, une sorte ‘d’antichambre’ des préoccupations du MNAC-KML. Cet espace est « réservé au dialogue et à l’interactivité, l’expérimentation vidéo ou photographique, à l’installation et à l’art digital. »(1) KML reçoit des visites d’artistes et de commissaires internationaux, organise des ateliers de réflexion et des expositions autour de thèmes comme les transformations sociales qu’implique le monde contemporain, l’urbanité, la redéfinition des identités (et plus particulièrement européenne) ou encore la surveillance. Bien qu’inachevé (les dépôts, l’entrée, le jardin n’ont pas été financés), le MNAC est inauguré le 29 octobre 2004 avec 6 expositions; Romanian artists (and not only) love the Palace ?!; Caméra ; Stock Zéro, opera ; Under Destruction#1 ; Early Works. La polémique que soulève la première fera oublier les autres. Romanian artists (and not only) love the Palace ?! met au cœur du commissariat d’exposition son lieu même – le Palais du Peuple. L’équipe curatoriale choisit de mettre les pieds dans le plat et propose une exposition interrogeant frontalement le rapport problématique entre l’art contemporain et son nouveau lieu de diffusion pour intégrer d’emblée les critiques dont leur projet fait l’objet. En effet, l’installation du MNAC dans le Palais du Peuple pose problèmes ; non seulement ce bâtiment est un vestige du régime de Ceausescu et représente encore la souffrance dont il a été responsable mais encore il accueille aujourd’hui le Parlement et le Sénat. Magda Carneci résume ainsi la situation : « Le milieu intellectuel et artistique roumain s’est senti trahi symboliquement par ce choix, qui place les arts plastiques les plus avant-gardistes sous l’ombre funeste du lugubre dictateur communiste et sous l’emprise directe du pouvoir politique. » A cette double relation incestueuse entre art et politique s’ajoute le rôle d’Adrian Nastase – alors Premier Ministre – dans l’avènement du MNAC. Il semble qu’il ait été le fer de lance politique de ce projet, qui n’aurait pu voir le jour sans son implication personnelle, décriée comme purement électoraliste, de la part d’un homme politique aujourd’hui poursuivi pour corruption. Les détracteurs du MNAC lui reprochent également son inaccessibilité ; Excentré et mal desservi par les transports en commun, il ne dispose pas d’un parking. L’entrée, commune avec le Parlement et le Sénat, est contrôlée.L’imbrication problématique entre art et politique se situe donc à trois niveaux : dans la décision politique d’Adrian Nastase et doublement dans le lieu dévolu au MNAC, symbole à la fois du pouvoir dictatorial passé et du pouvoir d’aujourd’hui, puisque qu’il accueille sénat et parlement.Cette relation ambiguë entre art et politique ne née pas du MNAC ; Cette tension est l’héritière d’une longue histoire complexe et souvent complexée entre le monde politique et le monde intellectuel et artistique. Accepter de l’argent de l’Etat est perçu comme une forme de collaboration suspecte, de mise de l’art au service du pouvoir voire même comme forme de prostitution artistique. Cette suspicion s’explique peut-être par les silences coupables ou les positionnements ambigus des intellectuels et des artistes au long du 20ème siècle et plus particulièrement sous le régime ceausiste. Selon M. Oroveanu, placer le MNAC dans la Maison du Peuple a d’abord été un choix économique ; Le gouvernement ne souhaitant pas investir dans un projet d’une telle envergure, il s’agissait de bénéficier d’une manne d’argent destinée à la réhabilitation du Palais du Peuple. Le chantier, dirigé par l’architecte Adrian Spirescu, a duré plus de 2 ans et a coûté, selon M. Oroveanu, près de 13 millions de dollars. En ce qui concerne le financement du Musée depuis son ouverture, l’Etat en assure 40%(2), c’est-à-dire les frais de fonctionnement. Le Musée doit donc dégager une part de 60% d’autofinancement pour financer la partie production d’expositions. Pour ce faire, le Musée loue son sol et organise des évènements tel que le salon du livre. Certains artistes et acteurs culturels boycottent ce lieu, lui reprochant d’entériner une relation malsaine entre politique et art – qui en devient officiel. Ils déplorent par ailleurs que le gouvernement mette de l’argent dans une institution prétentieuse, une vitrine pour l’Europe, au lieu d’en injecter dans des structures déjà existantes ou dans des réformes nécessaires des infrastructures scolaires et culturelles.Dan Perjovschi, artiste roumain internationalement reconnu et détracteur virulent du MNAC, nomme lui-même son ‘camp’ la ‘dizzydence’ (3), celui d’une opposition intellectuelle à une entité mal identifiée (l’ennemi n’est plus l’Etat-Parti communiste.) Les ‘dizzidents’ utilisent une rhétorique de la résistance : « Ceux qui n’ont pas protesté à temps, ceux qui n’en ont pas eu l’idée, ceux qui n’ont simplement pas pu, ceux qui ont choisi de ne pas se battre, ceux qui ont accepté l’opportunité ou qui ont essayé d’en tirer profit de manière pragmatique – nous sommes tous victimes d’un manque de courage, d’imagination, d’espoir et de vitalité, atavisme de l’ancien régime. » (4) Face à cette rhétorique, l’équipe du MNAC utilise une rhétorique de l’exorcisation selon laquelle l’art contemporain lavera cet antre maudit de la mémoire; son nouveau visage d’ouverture, de réflexivité, de dialogue et d’internationalisme est montré comme une revanche sur ce qu’il symbolise, sur ce que voulait en faire Ceausescu – un monument à son pouvoir sans limite. L’art contemporain serait vecteur d’un travail de mémoire.
Pour construire son Palais et l’avenue de la Victoire du Socialisme qui devait lui faire face, Ceausescu a fait raser des quartiers entiers, avec habitations, écoles, églises et hôpitaux. Alors que faire de ce lieu symbole d’un ‘génocide culturel’, du ‘patrimoine blessé’ ? Faut-il en faire un lieu intouchable, un emblème du Mal? Il nous semble que cette position le sacraliserait alors que son contre-pied se propose justement de ne le prendre que pour bâtiment et non pour symbole historique. Mais la mémoire a ses raisons que parfois la raison ignore ; les pressions internes et internationales poussent les pays ex-communistes à une transition rapide qui nécessite une digestion accélérée de leur histoire. Mais ce travail de mémoire des traumatismes subis par un peuple doit subir, même en accéléré, plusieurs phases et il est encore trop tôt pour savoir si le MNAC permet une accélération de ce travail de mémoire ou s’il risque de le ralentir en agitant des démons trop récents. Ainsi, le MNAC participe doublement à la construction d’un imaginaire national : par son rôle muséal de patrimonialisation d’œuvres d’art et de légitimation d’une esthétique et par le bâtiment dans lequel il s’est établi qui, intrinsèquement, fait partie de l’histoire et reste un enjeu mémoriel brûlant. REFERENCES --------------
(1) BALACI R., in Observator Cultural n°220, 11-17/05/2004, interview d’Alexandra BALACi par Ionescu Cosmina, Kalinderu MediaLab, ‘anticamera’ MNAC (2) D’après Cosmin Tapu, chargé des relations publiques au MNAC (3) Mot formé à partir de dissidence et du mot anglais ‘dizzy’ pour exprimer un flou. (4) ARGHIR V., Climax of disgrace, in Detective Draft 2005, op.cit. CONTRIBUTIONS UNIVERSITAIRES
"Le Musée National d'Art Contemporain de Bucarest : la contribution de l'art contemporain à la construction de 'l'imaginaire national' roumain", SETTIMELLI Céline, mémoire de DESS, 2006
"Les conditions d'émergence des nouvelles générations d'artistes contemporains roumains : de la Révolution à nos jours", GUILLOT Marion, mémoire de DESS, 2005
" Les conditions d'émergence des nouvelles générations d'artistes contemporains serbes : Actualité et perspectives futures, 2000 à nos jours", GUILLOT Marion, mémoire de Master, 2007 CITATIONS / HUMEURS
“Il faut réveiller les gens, bouleverser leur façon d’identifier les choses. Il faudrait créer des images inacceptables. Que les gens écument.Les forcer à comprendre qu’ils vivent dans un drôle de monde. Un monde pas rassurant, un monde pas comme ils Croient.” Pablo Picasso.
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